CHAPITRE QUINZE
« Et voici le Premier ministre Joachim Alquezar, amiral du Pic-d’Or, dit Lady dame Estelle Matsuko, baronne de Méduse et gouverneur impérial du Quadrant de Talbot pour Sa Majesté Élisabeth III. Monsieur le Premier ministre, madame la comtesse du Pic-d’Or.
— Bienvenue dans le Quadrant, madame la comtesse, fit le rouquin Alquezar, aussi souriant qu’improbablement grand et mince. Malgré la faible gravité de la planète ayant produit son physique, il avait une poignée de main ferme et forte. Il regarda ensuite Khumalo par-dessus l’épaule de Michelle, et son sourire se fit malicieux. « J’ai pour tradition de demander aux officiers de la Flotte de Sa Majesté tout juste arrivés leur impression sur la coloration politique de l’amas. »
Khumalo sourit à son tour, en secouant la tête, et la baronne de Méduse eut un petit rire.
« Allons, allons, pas de ça, Joachim ! l’admonesta-t-elle. Vous aviez promis de bien vous tenir, ce soir.
— C’est vrai, admit Alquezar en acquiesçant gravement. Mais, d’un autre côté, je suis un politicien.
— Et de ceux qui ternissent l’image de la profession », déclara un autre homme. Michelle le reconnut pour l’avoir vu aux informations. Plus petit que le Premier ministre – lequel devait mesurer au moins deux mètres –, il restait considérablement plus grand qu’elle. Il était en outre blond aux yeux bleus, et son anglais standard était marqué d’un accent différent de celui d’Alquezar.
« Évidemment, Bernardus, répliqua ce dernier. À présent que j’ai réussi à mettre la main sur le pouvoir, il est temps que ma mégalomanie arrive à la surface, non ?
— Seulement si tu as vraiment envie d’être poursuivi dans tout Dé-à-Coudre par des assassins, repartit le blond. Fais-moi confiance : je suis sûr d’en trouver au moins une douzaine si j’en ai vraiment besoin.
— Amiral du Pic-d’Or, permettez-moi de vous présenter le ministre spécial Bernardus Van Dort. » Le ton de Méduse s’était empreint d’une résignation tolérante tandis qu’elle désignait avec grâce le nouveau venu.
« Très heureuse de vous rencontrer, monsieur Van Dort, dit Michelle, sincère, en lui serrant fermement la main. D’après ce que j’ai lu et entendu, rien de tout cela… (elle désigna la vaste salle de banquet d’un geste englobant aussi ce qui était hors de ses murs) ne serait arrivé sans vous.
— Je n’irai pas jusque-là, amiral, commença Van Dort. Il y a eu…
— Moi, j’irai jusque-là, amiral, interrompit Alquezar, le ton et l’expression tout à fait sérieux.
— Tout comme moi », appuya Méduse. Van Dort paraissait très mal à l’aise, mais les autres ne le laisseraient à l’évidence pas s’en tirer s’il continuait à protester, aussi se contenta-t-il de secouer la tête.
« Il vous faut rencontrer plusieurs autres personnes ce soir, milady, reprit la baronne. Je pense que le commodore Lâzlô est quelque part par là. C’est le commandant de la Spatiale de Fuseau, et je suis sûre qu’il aimerait discuter de bon nombre de sujets avec vous. Et il y a au moins une demi-douzaine d’autres membres importants de la classe politique du Quadrant.
— Bien sûr, madame le gouverneur », acquiesça Michelle en tentant d’avoir l’air satisfaite.
Protester eût été inutile. Elle l’avait su au moment même où Khumalo l’avait informée du banquet. D’ailleurs, aussi peu qu’elle en appréciât les conséquences, elle comprenait la logique de la manœuvre. Non seulement sa présence apportait la preuve que la nouvelle impératrice du Quadrant prenait à cœur la protection de ses sujets, mais elle se trouvait aussi bien trop près de la succession royale – à présent impériale – pour se permettre de se cacher sur son vaisseau. Puisqu’elle ne pouvait éviter ces mondanités, son seul choix était de feindre d’y prendre plaisir.
Il lui sembla déceler une étincelle de compassion dans les yeux de Van Dort quand Méduse l’entraîna, mais le ministre spécial se contenta de s’incliner en murmurant une politesse, et il l’abandonna à son destin.
« Et voici Helga Boltitz, lieutenant Archer », dit Paul Van Scheldt. Gervais Archer se tourna pour se retrouver face à l’une des femmes les plus séduisantes qu’il eût jamais rencontrées.
« Mademoiselle Boltitz, fit-il en lui tendant la main et en lui souriant, ce qui n’était pas tout à fait la tâche la plus difficile qu’on lui eût jamais confiée.
— Lieutenant Archer », répondit-elle en lui serrant la main brièvement, de manière tout à fait formelle. Il remarqua qu’aucun sourire ne brillait dans ses yeux bleus et que sa voix à l’accent dur, tranchant, était sans conteste fraîche. « Glaciale » aurait même été plus exact.
« Helga est l’assistante personnelle de monsieur Krietzmann », expliqua Van Scheldt. Gervais n’en fut guère surpris, compte tenu de la similarité entre l’accent de la jeune femme et celui du ministre, mais une étincelle de joie malicieuse à peine masquée imprégnait le ton de Van Scheldt lorsqu’il ajouta avec son propre accent délicat : « Elle vient de Dresde.
— Je vois. » Le lieutenant prit garde de ne pas laisser filtrer dans sa réponse qu’il avait détecté l’amusement de Van Scheldt.
Ce suave et brun Rembrandtais était le secrétaire chargé des rendez-vous de Joachim Alquezar. Le Premier ministre l’avait envoyé d’un geste présenter Gervais aux « autres jeunes », comme il avait dit. À moins que le Manticorien ne se trompât radicalement, Van Scheldt n’était guère enchanté de cette mission. En dépit de son aspect juvénile, il avait au moins dix ou quinze ans T de plus que lui et il possédait une personnalité abrasive, une sorte d’arrogance dédaigneuse, l’air de se savoir naturellement et inévitablement supérieur aux êtres de moindre naissance ou de moindre fortune. Un type de personnalité que Gervais n’avait que trop rencontré dans son monde natal, surtout quand celui qui en était affligé se rendait compte qu’il était parent, même de loin, avec la reine de Manticore. Ceux-là démontraient le consternant désir, dès qu’ils en avaient la possibilité, de faire ce que son père appelait « s’élever par la lèche ». Bien qu’ayant trouvé, ces dernières années, plusieurs descriptions bien plus colorées de ce comportement, il devait admettre que celle de sir Roger Archer était toujours la meilleure.
Par bonheur, Van Scheldt ne semblait pas encore savoir à qui il avait affaire. On pouvait donc se demander aux dépens de qui exactement il avait décidé de s’amuser – ceux de Gervais ou ceux d’Helga Boltitz ?
« J’imagine que le lieutenant et vous serez appelés à vous voir assez souvent, continua-t-il en souriant à Boltitz. C’est l’officier d’ordonnance de l’amiral du Pic-d’Or.
— C’est ce que j’avais cru comprendre, répondit la jeune femme, dont la voix était encore plus glaciale lorsqu’elle s’adressait au Rembrandtais. Je suis sûre que nous travaillerons très bien ensemble, lieutenant, continua-t-elle sur un ton signifiant qu’elle prévoyait exactement le contraire. Pour l’instant, toutefois, si vous voulez bien m’excuser, on m’attend. »
Elle adressa à ses interlocuteurs un signe de tête assez sec puis tourna les talons et s’éloigna à grands pas parmi les invités agglutinés. Elle se déplaçait avec une grâce instinctive mais, à l’évidence, ne possédait pas le vernis social que Van Scheldt exsudait par tous les pores.
Ou croyait exsuder, en tout cas.
« Eh bien, observa le Rembrandtais, on dirait que ça ne s’est pas très bien passé, hein, lieutenant ?
— Non, en effet », acquiesça Gervais. Il observa le secrétaire, pensif. « Est-ce qu’il y a une raison particulière à cela ? »
Un instant, Van Scheldt parut pris à contre-pied par la franchise de la question. Puis il émit un reniflement amusé et sourit.
« Helga n’apprécie guère ce qu’elle appelle les « oligarques », expliqua-t-il. J’ai peur qu’elle et moi soyons donc partis du mauvais pied dès le début. Ne vous méprenez pas : elle est très compétente dans son travail. Très intelligente, très dévouée. Peut-être un peu trop passionnée, me semble-t-il parfois, mais c’est sans doute la source de son efficacité. Toutefois, elle est aussi très… prolétaire, pourrait-on dire, j’imagine. Et, malgré son poste au ministère de la Guerre, je soupçonne que son cœur n’est pas entièrement acquis à cette affaire d’annexion.
— Je vois. » Gervais se tourna dans la direction où avait disparu Boltitz. Personnellement, il se sentait bien plus proche d’elle que de Van Scheldt. Après tout, qu’il s’en rendît compte ou non, le secrétaire n’était pas tout à fait parti du bon pied avec lui non plus.
« Je ne devrais sans doute pas retenir ça contre elle. » Van Scheldt soupira. « Elle ne sort pas vraiment du haut du panier de Dresde, après tout. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que Dresde ait un haut du panier, maintenant que j’y pense, mais, si c’est le cas, elle le méprise sûrement autant qu’elle méprise quiconque vient de Rembrandt. »
Je me demande si tu te rends compte que tu es véritablement venimeux, songea Gervais. Et aussi comment mademoiselle Boltitz s’y est prise pour te contrarier autant. À ce que j’ai vu de toi pour l’instant, il n’a sans doute pas fallu grand-chose, mais je peux au moins espérer que ç’a été assez humiliant en public.
« C’est malheureux », dit-il, avant de se replonger dans sa tâche du moment quand Van Scheldt repéra une autre personne à laquelle il fallait absolument présenter l’ordonnance du nouvel amiral manticorien.
« Mademoiselle Boltitz ? »
Helga Boltitz sursauta et leva vivement les yeux du chrono de poignet qu’elle consultait, emplie d’espoir. Hélas ! il n’avait pas accéléré magiquement jusqu’à un point qui lui permettrait de disparaître, mais telle n’était pas la source de sa surprise.
« Oui, lieutenant… Archer, c’est bien ça ? » dit-elle. Elle avait tenté de répondre avec tact – vraiment – mais elle comprit aussitôt qu’elle avait échoué.
« Oui », répondit le jeune homme roux aux yeux verts. Ce seul mot avait été prononcé avec un raffinement aristocratique que même ce crétin de Van Scheldt n’aurait pu égaler, se dit-elle. Malgré le dégoût que lui inspiraient la richesse et l’arrogance qui l’avait créée, il y avait là une sorte de beauté.
« Que puis-je pour vous, lieutenant ? » demanda-t-elle, un peu impatiente. L’accent racé du jeune homme la rendait encore plus consciente de la rudesse du sien. Les Dresdiens n’étaient pas vraiment connus pour la beauté de leur langue, se dit-elle amèrement.
« À dire vrai, répondit le Manticorien, je me demandais si vous pourriez m’expliquer ce qu’a fait cet insondable connard de Van Scheldt pour… vous irriter autant.
— Je vous demande pardon ? » Malgré elle, Helga sentit ses yeux s’écarquiller de surprise.
« Ma foi, reprit-il, il était assez clair que vous n’étiez pas tout à fait ravie de le voir. Or, compte tenu du fait que ce qui vous irritait en lui semblait m’éclabousser, j’ai pensé qu’il serait bon de découvrir ce dont il s’agissait. Van Scheldt est un âne, aucun doute à ce sujet, mais il a raison sur un point : nous sommes appelés à nous revoir, et j’aimerais autant ne pas vous irriter de la même manière. »
La jeune femme cligna des yeux puis se balança sur ses talons, la tête inclinée de côté, tandis qu’elle regardait – regardait vraiment – Archer pour la première fois.
Ce qu’elle vit fut un jeune homme assez grand, vingt-cinq bons centimètres de plus que son propre mètre soixante-deux, bien qu’il n’approchât pas la taille d’un Alquezar ou de tout autre habitant de San Miguel. Mieux bâti pour la vitesse que pour la force – il semblait pouvoir faire un ailier correct –, il avait un visage ordinaire mais assez agréable. Toutefois, il y avait quelque chose dans ces yeux verts…
« Je dois admettre que c’est un gambit oratoire que je n’avais encore jamais rencontré, lieutenant, lui dit-elle au bout d’un moment.
— J’imagine qu’autant ici que chez moi on va rencontrer au cours des prochaines années un tas de choses qu’on n’avait jamais rencontrées auparavant, répondit-il. Cela dit, je pense que c’est une inquiétude légitime, pas vous ?
— Aussi peu que je puisse apprécier monsieur Van Scheldt, je ne laisse pas cela affecter nos rapports professionnels, répliqua-t-elle un peu sèchement.
— Je m’en doute. Toutefois, il n’est que secrétaire chargé des rendez-vous alors que je suis l’ordonnance du deuxième officier spatial le plus gradé du Quadrant, remarqua Archer. Vous et moi allons donc sans doute nous croiser un peu plus fréquemment que vous ne le croisez, lui. Ce qui me ramène à ma question de départ.
— Et si je vous faisais observer que mes relations personnelles – ou leur absence – avec monsieur Van Scheldt ne vous regardent pas ? demanda Helga sur un ton nullement plus agréable que nécessaire.
— J’admettrais que vous avez tout à fait raison, répondit calmement le Manticorien. Puis j’ajouterais que, d’un point de vue purement professionnel, j’estime important de savoir de quelle manière il a réussi à vous offenser – non que je ne sois pas capable d’imaginer tout seul au moins une douzaine de scénarios possibles, vous le comprenez, même en le connaissant depuis si peu de temps –, afin de m’éviter de marcher sur ses traces. En bref, mademoiselle Boltitz, je me fiche de ce que sont vos rapports personnels avec lui ou avec qui que ce soit d’autre. Je m’inquiète simplement des conséquences potentielles sur nos rapports professionnels. »
Et tu n’as qu’à le croire, ma petite, songea-t-il. Oh, ça contient une bonne part de vérité, mais cependant…
« Je vois. »
Helga observa le lieutenant Archer, pensive. Il avait bénéficié du prolong, bien sûr – au moins de deuxième génération, compte tenu des origines riches et privilégiées que dénotait son accent –, donc il était sans doute bien plus vieux qu’elle ne l’avait d’abord cru. Trop peu de Dresdiens avaient reçu la thérapie pour que son peuple soit très doué pour estimer l’âge de ceux dont c’était le cas, songea-t-elle, amère. Toutefois, quoique son attitude assurée et raffinée fît passer celle de Van Scheldt pour la façade provinciale qu’elle était bel et bien, il y avait une vague étincelle dans ses yeux, et son ton, quoique amusé, n’était ni paternaliste ni méprisant. On aurait dit que, loin de se moquer d’elle, il l’invitait à partager l’amusement que lui inspirait le Rembrandtais.
Bien sûr. Tu n’as qu’à le considérer comme acquis et voir où ça te mène, Helga !
Toutefois, il n’avait pas tort en disant qu’ils allaient travailler ensemble ou, à tout le moins, non loin l’un de l’autre. Or le ministre Krietzmann, malgré sa propre aversion marquée pour les oligarques, ne la remercierait pas de générer plus de friction que nécessaire avec les Manties.
« Eh bien, lieutenant Archer, s’entendit-elle dire, je doute que vous soyez aussi désagréable que monsieur Van Scheldt. En tout cas je l’espère car je ne vois pas comment quiconque pourrait l’être sans y travailler délibérément.
— À ce que j’ai vu de lui jusqu’ici, répondit Gervais, je pense que c’est exactement ce qu’il a fait – y travailler, je veux dire. » Voyant la surprise marquer les yeux bleus de la jeune femme, il lui adressa un léger sourire. « Ce genre de bonhomme n’est pas totalement inconnu chez nous, ajouta-t-il.
— Vraiment ? » Helga fut un peu étonnée par la froideur de sa propre voix mais elle n’y pouvait rien. « J’en doute assez, lieutenant. Ce genre de bonhomme, comme vous dites, a eu un peu plus d’impact sur Dresde qu’il n’a jamais pu en avoir sur vous. »
Le Manticorien parvint à ne pas cligner des yeux ou hausser les sourcils, mais la dureté et la colère évidentes qui marquaient cette réponse le prirent à contre-pied.
Ce n’est pas juste le fait que Van Scheldt soit un connard, comprit-il. Je ne sais pas ce que c’est mais c’est bien plus grave. Et, maintenant que je me suis nonchalamment aventuré dans ce champ de mines-là, qu’est-ce que je fais, moi ?
Observant son interlocutrice durant plusieurs secondes, il se rendit compte qu’une noirceur couvait dans ses yeux, derrière la colère. Une noirceur mise en place par un souvenir, une expérience personnelle. Sans savoir pourquoi, il était sûr de n’avoir pas affaire à une femme qui succombait aisément aux préjugés ou leur permettait de gouverner sa vie. Cette amertume, ces ombres de douleur devaient donc avoir une cause plus profonde que la banale arrogance et la malice ironique d’un zombie tel que Van Scheldt.
« Je ne doute pas que ce soit le cas, dit-il enfin. J’ai fait de mon mieux pour m’informer sur le Talbot depuis que milady du Pic-d’Or m’a choisi comme ordonnance et que nous avons appris notre affectation, mais je ne puis me prétendre très au fait de la manière dont les choses se passaient ici autrefois. Quoique j’y travaille, cela recouvre une énorme quantité d’informations et je n’ai tout bonnement pas eu le temps d’en absorber assez. J’ai constaté que Van Scheldt et vous ne vous entendiez pas tout à fait comme larrons en foire mais j’ai supposé qu’il vous avait personnellement vexée. Dieu sait que c’est le genre de crétin qui pourrait faire une chose pareille aussi aisément qu’il respire. D’après ce que vous venez de dire, cependant, je comprends qu’il n’y a pas que ça. Je n’essaie pas de vous soutirer des confidences : si vous préférez ne pas en parler, je l’accepterai. Cela dit, s’il y a quelque chose que je dois savoir – dont mon amiral doit être conscient – afin que nous ne commettions pas la même erreur par inadvertance, j’apprécierais vraiment que vous m’aidiez à améliorer ma connaissance du Quadrant. »
Mon Dieu, je crois qu’il est sincère ! songea Helga. Elle l’observa à son tour durant plusieurs secondes, le front plissé, puis sentit sa décision se prendre toute seule.
Il veut savoir pourquoi je ressens ce que je ressens ? Il veut comprendre pourquoi nous ne sommes pas tous prêts à danser dans les rues parce qu’une autre bande d’oligarques croit pouvoir faire des bénéfices sur notre dos ? D’accord, je vais le lui dire.
« Très bien, lieutenant. Vous voulez savoir pourquoi Van Scheldt et moi ne nous aimons pas ? Essayez un peu ça. » Elle croisa les bras, déhanchée, les yeux étincelants. « J’ai vingt-six ans T et je n’ai reçu mon premier prolong que l’année dernière, quand j’ai commencé à travailler pour monsieur Krietzmann. Si j’avais eu trois mois de plus, j’aurais été trop âgée même pour le traitement de première génération… tout comme mes parents. Tout comme mes deux frères aînés et mes trois sœurs aînées. Tout comme tous mes cousins, sauf six, et tous mes oncles et tantes. Mais pas monsieur Van Scheldt. Oh, non ! Lui, il est de Rembrandt ! Il en a bénéficié en raison de son lieu de naissance, de l’identité de ses parents, de sa planète d’origine – comme vous, lieutenant. C’est aussi le cas de ses parents et de tous ses frères et sœurs. Lesquels ont aussi bénéficié de soins médicaux corrects et d’un régime alimentaire équilibré. »
Ses yeux n’étincelaient plus : ils flamboyaient, et sa voix était bien plus dure que ne pouvait l’expliquer son seul accent.
« En Dresde, nous n’aimons pas la Sécurité aux frontières plus que n’importe qui d’autre au sein de l’amas. Et, c’est sûr, tout ce que nous avons entendu à propos de Manticore suggère que nous serons mieux traités par votre Royaume stellaire que nous ne le serions par la DSF. Mais nous savons ce que c’est qu’être ignoré, lieutenant Archer, et la plupart des Dresdiens ne se font pas d’illusions. Je doute que le Royaume stellaire nous pressure comme l’ont fait la Sécurité aux frontières, la Ligue et l’Union commerciale de Rembrandt, mais la majorité d’entre nous ne prend pas pour argent comptant les « avantages économiques » promis par l’Assemblée. Nous aimerions penser sincères au moins certains de nos voisins, mais nous ne sommes pas assez bêtes pour croire en l’altruisme ou au père Noël. Et si certains étaient tentés de le faire, il y a assez de Paul Van Scheldt dans l’amas pour les en dissuader. Sa famille était très impliquée en Dresde même avant l’annexion, vous savez. Elle détient des intérêts majoritaires dans trois de nos principales sociétés de construction et elle se fiche des gens qui travaillent pour elle. Des accidents du travail, des problèmes de santé à long terme et même de fournir aux familles de ses employés – au moins à leurs enfants, pour l’amour de Dieu – l’accès au prolong. »
La profondeur de sa colère déferlait avec une force dévorante et Gervais dut user de toute sa volonté pour ne pas chanceler. Pas étonnant que Van Scheldt eût trouvé aussi facile de la piquer au vif.
Et le fait qu’il y prend visiblement tant de plaisir prouve que c’est un salaud encore plus intégral que je ne le pensais. Il doit passer son temps libre à arracher les ailes aux mouches.
« Je suis désolé d’entendre ça, surtout ce qui concerne votre famille, dit-il doucement. Et vous avez raison : ce n’est pas un drame que je puis vraiment imaginer ou partager à travers ma propre expérience. Mes frères et sœurs, mes parents – même mes grands-parents – ont bénéficié du prolong. Je n’imagine même pas ce que j’éprouverais si c’était mon cas et pas le leur. Si je savais devoir tous les perdre avant d’atteindre l’âge mûr. » Il secoua la tête. Son propre regard était devenu sombre. « Mais je comprends comment un connard comme Van Scheldt a pu vous asticoter. Même si je ne peux pas vraiment encore dire que je le connais, je n’en ai pas besoin pour m’apercevoir qu’il y prend énormément de plaisir. Ce qui, compte tenu de ce que vous dites sur l’implication de sa famille dans l’économie de votre planète, fait de lui un salopard encore plus pervers que je ne le croyais. »
Helga sursauta en entendant le dégoût dur et froid – le mépris – dans sa voix. Elle avait perçu énormément de mépris de la part de gens tels que Van Scheldt mais celui-là était différent. Il n’était pas dirigé contre les « inférieurs naturels » de l’orateur, et il n’était ni mesquin ni dénigrant. Mieux encore, il naissait de la colère, non de l’arrogance. De l’outrage, non du dédain.
Du moins en donnait-il l’impression. Mais Dresde avait appris à ses dépens que les apparences pouvaient être trompeuses…
« Vraiment ? dit-elle.
Vraiment », répondit le jeune Manticorien, qui ressentit une sorte d’émerveillement devant la certitude taillée dans le roc de sa voix.
Dans un coin de sa tête, il se demandait à quoi diable il jouait en qualifiant de « salopard pervers » un homme qu’il connaissait à peine devant une femme à laquelle il avait à peine parlé. Pourtant il le faisait. Il reconnaissait bel et bien le sadisme égoïste nécessaire pour se moquer à plaisir d’une victime de la cupidité et de la négligence de sa propre famille d’exploiteurs.
« J’aimerais le croire », articula enfin Helga. Son accent était toujours dur mais Gervais jugea cette dureté étrangement émoussée. Ou bien le mot qu’il cherchait était-il « adoucie » ? « Je l’aimerais beaucoup. Mais nous avons déjà cru des gens, en Dresde. Et il nous a fallu trop longtemps pour nous rendre compte que nous n’aurions pas dû. Nous avons franchi bien des étapes lors des deux dernières générations, mais seulement parce que des gens tels que monsieur Krietzmann ont compris que nous devions le faire nous-mêmes. Que tout le monde se foutait complètement de ce qui nous arrivait.
» Comprenez-moi bien. » Sa voix se fit plus calme, comme si elle reprenait la maîtrise de ses passions. « Il n’y avait aucune raison pour que quiconque nous fasse une fleur pour rien. Nous le savons. Charité bien ordonnée commence par soi-même, dit-on, et Dresde est notre nous-mêmes, pas celui de Rembrandt, de San Miguel ou de Manticore. Le problème n’est pas tant que personne ne soit venu construire pour nous des cliniques ou des écoles gratuites, c’est qu’on a été obligés de se battre bec et ongles pour garder suffisamment des bénéfices de notre propre travail, de notre propre structure industrielle – aussi minable qu’elle soit – afin de bâtir nos propres cliniques et nos propres écoles.
» Nous venions de le comprendre quand l’UCR s’est enfin intéressée à nous, raison pour laquelle nous avons insisté, si elle voulait passer des contrats commerciaux avec nous, pour qu’elle nettoie devant sa porte en ce qui concernait les Van Scheldt et leurs pareils, qu’elle impose au moins quelques bornes aux saloperies qu’ils pouvaient se permettre. Et, à la décharge de monsieur Van Dort, l’UCR a fait exactement cela. Bien sûr, l’étendue de ce qu’elle pouvait imposer était limitée par la pression de ses oligarques déjà implantés en Dresde, mais elle a tout de même réussi à faire beaucoup. Ce qui explique pourquoi Van Scheldt s’en prend tellement à moi, je suppose, parce que sa famille s’est fait taper sur les doigts plus fort que beaucoup d’autres. Mais, même avec Van Dort de notre côté – et je crois qu’il l’est vraiment… (elle avait presque l’air de souhaiter croire le contraire) –, nous sommes encore très loin du stade où nous pourrions en être. Il est difficile de rester debout quand le tapis appartient à quelqu’un qui n’arrête pas de le tirer pour vous faire tomber. »
Le brouhaha de la réception semblait distant, comme le bruit des vagues sur une plage éloignée. Il ne faisait plus partie du monde de Gervais – ni de celui d’Helga, remarqua-t-il. Ce n’était qu’un décor, un cadre à l’intensité des paroles prononcées, dont la banalité soulignait la franchise qui vibrait dans la voix de la Dresdienne.
« C’est une chose qui n’arrivera plus, dit-il doucement. Pas tant qu’on sera là. Sa Majesté ne le permettra pas. Pas un instant.
— J’espère que vous me pardonnerez de dire que Dresde ne prendra pas non plus cela pour argent comptant, lieutenant », répondit-elle d’une voix plus plate, non moins passionnée mais marquée par bien pire que la colère, songea-t-il. L’amertume de l’expérience. Une désillusion si profonde, si intense qu’elle ne pouvait – qu’elle n’osait – prendre le risque de l’optimisme.
Lui aussi éprouva une brève pointe de colère aiguë – dirigée contre elle qui osait préjuger du Royaume stellaire de Manticore. Qui osait préjuger de lui, simplement parce qu’il avait eu la chance de naître dans un monde moins défavorisé que le sien. Qui était-elle pour le regarder avec une telle méfiance ? Une telle amertume et une telle rage nées des agissements d’autres gens ?
Il n’avait rien dit d’autre que la pure vérité et elle l’avait rejetée. C’était comme si elle l’avait regardé droit dans les yeux pour le traiter de menteur.
Pourtant, alors même qu’il songeait à cela, alors même que sa colère flamboyait, il la savait au moins aussi irrationnelle – et injuste – que tout ce que pouvait ressentir la jeune femme.
« Il est évident que j’ai encore davantage à apprendre sur le Quadrant de Talbot que je ne le croyais, dit-il au bout de quelques instants. D’ailleurs, je me sens très bête de ne pas avoir compris que ce serait le cas. » Il secoua la tête. « Appliquer une espèce de « solution rapide » à seize systèmes stellaires habités est fatalement un exercice de futilité, n’est-ce pas ? Je suppose que nul n’est réellement immunisé contre l’idée que tous les autres gens doivent être « exactement comme soi », même quand on sait intellectuellement que c’est faux. »
Elle le considérait à présent avec un air assez perplexe, et il lui adressa un sourire malicieux.
« Je vous promets d’essayer de mieux apprendre mes leçons, mademoiselle Boltitz. Je sais que milady du Pic-d’Or en fera autant, et je ne doute pas que la baronne de Méduse y travaille depuis son arrivée. Mais, pendant ce temps-là, croyez-vous que vous pourriez en apprendre une ou deux à propos du Royaume stellaire ? Je ne vais pas vous dire que Manticore n’a pas de défauts, car Dieu sait que nous en avons. Et je ne vous en veux pas de ne pas prendre les promesses du Royaume stellaire pour – comment disiez-vous ? – argent comptant. Mais quand la reine Élisabeth donne sa parole, elle la tient. Nous la tenons pour elle.
— C’est agréable à entendre, et j’aimerais beaucoup le croire, répondit-elle. Je doute que vous sachiez à quel point. Et, si ce n’était pas le cas en partie, je ne serais pas ici, je ne travaillerais pas avec monsieur Krietzmann pour faire en sorte que ça se réalise. Mais quand on a reçu trop de coups de pied, il est difficile de se fier à quelqu’un qu’on ne connaît pas. Surtout si ce quelqu’un porte les plus grosses et les plus lourdes bottes qu’on ait jamais vues.
— J’essaierai de garder ça en tête, assura-t-il. Croyez-vous pouvoir me donner – nous donner – au moins un peu le bénéfice du doute ? » Il lui sourit. « Au moins un moment, le temps de voir de quelle manière nous tenons nos promesses ? »
Helga regarda ce sourire, stupéfiée par la chaleur, l’empathie et le souci – le souci personnel – qu’il recouvrait. Cet homme était sincère, comprit-elle, avant de se demander comment il pouvait être aussi naïf. Comment il pouvait croire un seul instant que les oligarques qui infestaient fatalement une puissance économique comme Manticore se soucieraient des « promesses » politiques de quelqu’un d’autre.
Pourtant, il le croyait. Il avait peut-être – sûrement – tort mais il ne mentait pas. Il se trouvait dans ces yeux verts beaucoup de choses qu’elle ne déchiffrait pas mais la duplicité n’en faisait pas partie. Si bien que, malgré elle, elle sentit une petite bouffée d’espoir. Se sentit oser croire que peut-être, seulement peut-être, il ne se trompait pas.
Son expérience amère et son cynisme défensif se dressèrent aussitôt, horrifiés par la perspective d’ouvrir une telle brèche dans ses défenses. Elle se mit à parler très vite, afin d’exprimer sans détour son rejet du fallacieux espoir qu’on lui offrait. Mais ce ne fut pas ce qui sortit de sa bouche.
« Très bien, lieutenant, s’entendit-elle dire. J’apprendrai mes leçons pendant que vous apprendrez les vôtres. Au bout du compte, nous verrons qui a raison. Et… (elle se rendit compte qu’elle aussi arborait un léger sourire) croyez-le ou non, j’espère que c’est vous. »